Le Tonnelier et les deux Dragons

En suisse vécu un homme, tonnelier de son état, qui gravit un jour les flanc en pente douce de la montagne environnante jusqu'à une forêt de chênes et de bouleaux pour y chercher du bois. C'était l'automne et le sol était couvert d'un épais tapis de feuilles mortes. Notre homme s'écarta bientôt du sentier, en quête de quelque bonne branche basse qu'il puisse couper et charger sur sa mule.

A la nuit tombante, il constata qu'il s'était égaré. Il scruta l'obscurité dans l'espoir d'apercevoir le feu de camp de quelque chasseur ou la hutte d'un charbonnier. Les branchages lui lacéraient le visage tandis qu'il avançait dans la forêt obscure, et soudain il lui sembla que le sol se dérobait sous ses pas. Il lâcha la longe de sa mule, tenta d'avancer, perdit pied et tomba au fond d'un ravin, entraînant dans sa chute force racines et cailloux. En bas, le sol était couvert de boue et l'air imprégné d'une forte odeur de fumier et de feuillage brûlé. Épuisé, le tonnelier se recroquevilla dans un coin et s'endormit.

A la pâle lueur de l'aube, il s'éveilla, tout courbatu, et contempla la mince bande de ciel qui se découpait entre les parois du ravin, si hautes et abruptes qu'il ne pouvait songer à les escalader, et il sombra dans un profond désespoir. Il entendit alors le soupir d'un animal endormi, si proche et si puissant qu'il sentit ses cheveux se dresser. Ce souffle était chaud comme l'haleine d'un four et passablement sulfureux. Il semblait émaner du côté opposé du ravin et le tonnelier penché en avant scruta l'obscurité. D'un bond, il se redressa. Non loin de lui, leur anneaux repliés et leur formes massives se découpant vaguement dans la pénombre, leurs lourdes paupières à demi closes par la torpeur hivernale, reposaient deux énormes dragons.

Notre homme tomba à genoux pour supplier le ciel. A ce moment-là, l'un des dragons émergea de sa torpeur. Les ailes repliées comme un éventail, il sortit de la caverne dans un grand déroulement d'anneaux squameux, porté par quatre courtes pattes griffues. Il agita la queue en direction du tonnelier et celle-ci s'enroula autour de lui. Le dragon regarda quelques instants le captif d'un oeil glauque, puis le relâcha et rentra dans sa tanière, laissant le malheureux les genoux flageolant de terreur, mais indemne.

Sachant son sauvetage improbable et son évasion impossible, le tonnelier passa l'hiver dans le ravin, en compagnie des dragons somnolents. Il se nourrissait de champignons poussant sur les parois humides, chauffées par l'haleine des dragons, et se désaltérait en recueillant la rosée dans ses main en coupe. Comme on le laissait en paix, il perdit toute crainte et, une nuit où les flocons de neige tombaient dru et où le froid le mordait, il se glissa dans la caverne et s'installa bien au chaud au creux des anneaux. L'un des dragons tourna la tête mais, acceptant l'intrusion, il reprit sa position et le laissa tranquille.

Le tonnelier passa ainsi la nuit et toutes celles qui suivirent et, au retour du printemps, lorsque la fonte fit cascader les eaux dans le ravin, les dragons lui sauvèrent la vie. Un matin, il s'éveilla seul et glacé dans la tanière enfumée. Par l'ouverture pénétrait le bruit d'un grand battement d'ailes. Il se précipita dehors et vit l'un des dragons déployer largement ses ailes membraneuses et, fouettant l'air de sa queue, s'élever dans le ciel. L'autre dragons s'apprêtait lui aussi à s'envoler dans la lumière éclatante du matin et, tapi dans la boue, il dépliait lentement ses ailes, tel un insecte à peine libéré de son cocon. Le tonnelier le saisit par la queue et il s'agrippa de toutes ses forces tandis que la bête brassait l'air pour s'enlever de terre

Arrivé au bord du ravin, l'homme ouvrit les bras et tomba doucement sur le sol. Il regarda pendant un moment l'ascension des dragons dans le ciel lumineux. Puis il se mit en quête du sentier dont il s'était écarté l'automne précédent et le suivit jusque chez lui. Là, il raconta son aventure à ses amis et connaissances ébahis qui le tenaient pour mort depuis que sa mule était rentrée seule, plusieurs mois auparavant.